La peinture aborigène




Peuple extraordinairement créatif (en partie sans doute à cause d’une terre et d’un climat ingrats), les aborigènes tentent de se sauver par l’art. Celui-ci n’est pas pour eux une activité ludique, mais la condition même de l’existence du monde. Leur art ne représente pas des êtres ou des choses : il les fait exister. Avant 1970, la plupart des représentations étaient sacrées et il était interdit de les montrer aux profanes; on conservait secrètement certains objets rituels, mais les peintures sur le sol et les corps devaient être totalement effacées. Il existait aussi, parallèlement, cette tradition créatrice où des individus proposent - parfois en peintures rupestres ou en gravures sur écorce - de nouvelles histoires mythiques. Acceptés par la communauté, ces «écrits» étaient alors conservés comme témoignages vivants. Depuis cette date, un très grand nombre d’aborigènes - devenus pour la plupart sédentaires et métissés - se sont mis à peindre frénétiquement sur toiles et à les vendre à l’Occident : leurs oeuvres atteignent actuellement sur le marché de l’art des prix faramineux. Ce qu’ils sont en train de perdre socialement, ils tentent de le réinjecter dans leur vie individuelle. Leurs oeuvres sont devenues, en apparence, profanes. Mais, toutes, elles prennent leur source dans l’initiation, parfois très longue, qu’ils ont subi pendant leur adolescence. La peinture est simplement devenue le rite privilégié d’une nouvelle situation historique où ils ont à la fois besoin d’être reconnus par l’Occident et de lui apprendre, comme disait Rimbaud, ce qu’est la vraie Vie (puisque le Dreaming est littéralement aux antipodes de la métaphysique occidentale dominante qui, ne croyant plus aux miracles, refuse d’intégrer ceux qui y croient et fabrique ainsi partout de la mort).

André Breton avait parfaitement saisi toute l’originalité surréaliste de cette peinture qui nous plonge aux sources mêmes de l’écriture. Les pictogrammes y sont en effet des concepts de métamorphoses cosmiques. Peintes initialement sur le sol et en tournant autour, les oeuvres sont toujours à regarder de haut en bas et d’un mouvement circulaire réversible, c’est-à-dire du point de vue de tout créateur.
«Nos peintures sont des télégrammes du coeur, déclare l’un de ces peintres. Tous les Animaux, toutes les Plantes se sont un jour réunies pour établir la Loi. Nous essayons d’apprendre aux Blancs cette signification de notre Terre commune.» Ces calligraphies d’affects symbolisent des connexions vectorielles et non des proportions. Ce sont des graphes topologiques universels. Glowczewski rapproche cette conception des structures géométriques quadridimensionnelles, où il ne peut exister de pôle privilégié et pour lesquelles nos dichotomies réalistes dehors/dedans, dessus/dessous ou devant/derrière ne sont plus pertinentes. Les personnages sont ainsi souvent représentés de façon cubiste ou par «rayons X» (selon l’expression aborigène); mais ce ne sont pas alors des organes qui sont symbolisés, mais des itinéraires totémiques, c’est-à-dire la dynamique globale qui identifie chacun de ces êtres. L’enjeu de leur peinture n’est pas en fait de représenter, mais de produire chez l’observateur une émotion créatrice, une coïncidence significative qui engage son destin. Les pictogrammes constituent aussi une écriture au sens ordinaire : le mot «être» par exemple (be en anglais) sera représenté par une abeille (bee).


Le Rêve planétaire 1982

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