Jukurrpa






Félicie allume une cigarette après en avoir proposé une à Bilma qui ne se le fait pas répéter deux fois. Les deux hommes fument en silence, enveloppés par la musique du didgeridoo. Des éclats d’applaudissements les font soudain sursauter. Bilma demande tout bas : «Connais-tu Jukurrpa ?
- Non.
- C’est la loi. La loi qui dit comment prendre soin les uns des autres, comment prendre soin de la terre. C’est le lien. Les Balandas (non-aborigènes) disent «Dreamtime».
- Le Temps du Rêve... De quoi rêvez-vous ?
- Nous rêvons de nos souvenirs.
- Vous ne rêvez jamais de choses nouvelles ?
- Nous rêvons de ce que nous avons oublié.
- Oublié comment ? Quand ?
- En venant au monde. Le jour de notre naissance. » Felice propose une autre cigarette à Bilma qui continue son récit.
« Autrefois, le monde n’avait pas de forme. Les ancêtres sont venus et ils ont créé la Terre.
- Comment ?
- En dessinant leurs rêves sur le sable. »
Felicie sort de sa veste son agenda et un crayon de bois. Bilma l’observe sans rien dire, poursuit.
« Il ne faut pas abîmer le rêve des ancêtres. Il faut le protéger. Protéger les plantes, les animaux, les hommes qu’ils ont chantés. Jukurrpa dit comment protéger notre terre. De génération en génération, l’histoire des ancêtres est racontée. Pour ne jamais oublier.
- Comment faites-vous pour ne pas oublier sans avoir jamais rien écrit ?
- On fait comme les ancêtres, on dessine nos rêves sur le sable. »
Felicie regarde Bilma avec admiration.
« Tu sais, explique-t-il à son tour, je viens d’un continent où les gens sont obsédés par le passé, obsédés par la peur d’oublier. Alors, ils font des commémorations. Ils érigent des statues, écrivent des livres. C’est de là que sont venus les hommes blancs.
- L’Europe ?
- Oui.
- Tu viens d’Europe ?
C’est le pays de mes ancêtres. Le pays des morts. Des tas de choses conservées, mortes. Des livres d’Histoire, morts. Des arbres, morts. La terre d’où je viens a tellement changé, elle a tellement été transformée, qu’on ne reconnaît plus rien. Je n’ai pas reconnu mes rêves. »



Extrait de «L’Hypothèse de l’argile», Félicie Dubois, Flammarion, 1997, pp. 49-50.

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